Emmaus International

Joséphine Ouédraogo, sociologue burkinabé, ministre sous Thomas Sankara puis ministre de la Justice dans le gouvernement de transition du Burkina Faso en 2014, nous livre ici sa perception d'Emmaüs, de la lutte contre la pauvreté et de la place des plus exclus dans ce combat.

Josephine-OuedraogoQuelle est votre vision d’Emmaus ?
Emmaüs est un mouvement mondial dont le principal objectif est de restaurer la dignité des hommes et des femmes « pauvres » qui se sentent exclus de la société. A Emmaüs, chacun retrouve du sens à sa vie au sein de la communauté par le partage, le travail et le don de soi.
Ce qui m’a impressionné dans la vision que l’Abbé Pierre a donnée à Emmaüs, c’est celle de libérer ceux qui sont pauvres, de l’étau de la misère morale et matérielle dans lequel la société les enferme.
Une personne perçue comme misérable, perd sa dignité et est souvent » considérée comme un « moins que rien ». C’est ainsi que les riches de tous les continents se croient toujours « supérieurs » aux pauvres. Au sein des communautés Emmaüs, celui qui arrive démuni et rejeté, retrouve une place, une fonction, un rôle, une identité. Le mouvement Emmaüs offre un nouveau statut à chacun de ses membres en leur donnant la possibilité d’offrir leurs talents, leurs énergies et leur temps pour sortir d’autres personnes de la misère.

Quelle place devraient avoir les plus exclus dans la lutte contre la pauvreté ?

Que signifie « lutter contre la pauvreté » ?
Tous les acteurs de développement, mobilisés à travers la communauté internationale, sont engagés depuis des décennies dans la lutte contre la pauvreté par une démarche qui malheureusement est verticale, linéaire. Elle consiste à financer ou à réaliser des politiques, des projets et des programmes dans les pays et dans les communautés dits pauvres. On peut dire que cette démarche globale a déjà échoué, lorsqu’on considère les résultats mitigés obtenus lors du bilan de la mise en œuvre des Objectifs du Millénaire pour le Développement en 2015.  
Ceci n’est pas étonnant dans la mesure où le système qui crée des richesses, est le même système qui engendre la pauvreté et l’exclusion. En d’autres termes plus concrets, les stratégies qui sont mises en œuvre pour approvisionner chaque foyer urbain en eau potable et en électricité, pour permettre à une catégorie de la population d’être propriétaires fonciers, d’avoir accès aux crédits immobiliers et aux capitaux de création d’entreprise, de pouvoir financer l’éducation et la formation pour leurs enfants, etc…Ces mêmes stratégies engendrent indirectement des barrières qui empêchent  une large catégorie de populations d’avoir accès à l’éducation, aux soins de santé, au logement, à l’emploi, au crédit, etc…C’ est la raison pour laquelle l’écart entre les plus riches et les plus pauvres ne fait que s’accroitre dans la plus part des pays.

Qui sont les « pauvres » et qui sont les «exclus» ?
Dans les conditions décrites ci-dessus, les pauvres sont simplement les exclus du système d’enrichissement et de développement qui gouverne le monde.
Le défi n’est donc pas de chercher la meilleure manière de lutter contre la pauvreté en essayant d’améliorer les stratégies en cours,  mais plutôt de corriger ou de contrôler le système qui engendre richesses et privilèges pour les uns et appauvrissement et exclusion pour les autres. Une telle démarche n’est possible que si les « pauvres et les exclus » se ressaisissent, se concertent, se fassent reconnaître en tant que citoyens et trouvent des voies d’expression et d’influence dans chaque pays et au niveau régional et mondial. C’est le sens stratégique que j’accorde à la construction et à l’utilisation de la « parole politique ».

Comment voyez-vous le futur d’Emmaüs ?
Depuis que j’ai pris une part active dans la dynamique de certains mouvements sociaux, à travers l’émergence du mouvement paysan au Burkina Faso dans les années 80, les luttes de certains groupes d’Enda Tiers Monde très actifs en Amérique Latine, et l’organisation du Forum Social Mondial, j’éprouve une certaine crainte qui malheureusement se justifie dans les faits : lorsque des mouvements sociaux s’institutionnalisent, ils perdent leur force de changement social.
Il ne faudrait pas que les communautés Emmaüs notamment, celles qui sont nées en Afrique, perdent progressivement leur caractère sociopolitique, en s’enlisant dans l’organisation et la mise en œuvre de projets porteurs de concepts et de démarches technicistes qui considèrent la pauvreté comme une tare dont il faut se libérer par tous les moyens.
Emmaüs doit rester fidèle à ses idées originelles, à sa vision de la pauvreté comme une opportunité pour  l’homme de retrouver sa valeur intrinsèque, sa dignité et sa richesse morale, s de d’engloutissement dans la déchéance matérielle.

Quels sont les défis auxquels Emmaüs devra faire face ?
Emmaüs doit continuer à travailler pour garder son cap original qui porte un message de « dignité » et de « solidarité », pour ceux qui se sentent pauvres et exclus.
Il faudrait tout faire pour éviter de s’emprisonner dans les stratégies de développement classiques qui mettent l’accent sur l’aide, les financements, les investissements sociaux ou économiques et la démarche verticale, stratégies prônées par  ceux qui se prennent pour des experts de lutte contre la pauvreté.
Ces défis sont encore plus importants pour les communautés Emmaüs d’Afrique.

5 avril 2016